Mon cadre de vie n’avait rien de très extraordinaire. Mes parents vivaient dans cette petite ville de campagne depuis ma naissance, et celle-ci était principalement habitée par des vieux qui restaient bien sagement cloîtrés chez eux.
Ainsi, les samedis, rares étaient ceux qui s’aventuraient dans les rues, sauf pour raison de courses alimentaires. Les jeunes étaient si minoritaires, que je me n’avais d’autres choix que de prendre un car scolaire pour me rendre chaque jour au collège régional. Le seul établissement scolaire du coin avait fermé. Le maire le jugea trop peu utile et il réinvestit les locaux en maison de retraite.
La seule attraction de ce bourg se produisait traditionnellement le premier dimanche du mois, le jour de la brocante. Avec le nombre de séniors présents dans cette ville, cette braderie faisait à chaque fois un carton ! Les vendeurs avaient hâte de se débarrasser de leurs souvenirs poussiéreux, là où les acquéreurs se ruaient sur ces potentielles sources de nostalgie, comme si chaque petite boîte allait leur raconter une dernière fois les doux souvenirs de leur jeunesse… Ainsi, des caisses d’objets inutiles, parfois même incompréhensibles, se retrouvaient sur les planches et les tréteaux de la place de la mairie.
Je détestais y aller, et pourtant cette fois-ci, mes parents me forcèrent d’accompagner la vieille tante Lucie, une increvable bonne femme qui ne parlait presque plus et dont on pouvait parfois se demander si elle n’avait pas passé le siècle d’existence depuis un certain temps. Elle circulait très lentement à travers les rayons de la brocante, et j’avais le temps, bien malgré moi, d’évader régulièrement mon regard sur chacun des stands.
Un vieux monsieur m’intrigua particulièrement. Ce pour trois raisons. D’abord son rayon se situait en retrait des autres, il n’y avait aucun client et cela semblait l’arranger. Ensuite, et c’est probablement l’explication de mon premier argument : il ne présentait qu’un seul objet sur son comptoir. Et pour finir, il portait une grande capuche qui recouvrait la partie haute de son visage, et laissait une ombre des plus obscurs sur la partie basse. Du haut de mes 14 ans, j’aurais juré avoir croisé un personnage d’héroïc-fantasy perdu en plein milieu du XXIème siècle. Ma tante s’arrêta à un rayon de pantoufles déchirées et j’en ai profité pour m’approcher du mystérieux vendeur. Je pu ainsi mieux distinguer ce qu’il présentait. Son ‘objet’ était une poupée, ou plus précisément un mannequin en bois articulable. Vous savez, comme ceux que les dessinateurs utilisent pour se mémoriser visuellement les gestes et positions des humains. Ce mannequin-là toutefois, d’une vingtaine de centimètres de haut, ne possédait pas de socle, et était assis en tailleur, comme s’il méditait inlassablement face au flux ininterrompu de passants.
« 5 euros ! » annonça le brocanteur d’un ton peu aimable.
Je fus surpris de constater qu’il ne pouvait que s’adresser à moi. Il ne leva pas la tête, le regard toujours blotti sous sa capuche, mais je distinguais mieux les traits de son visage, qui laissaient prétendre d’une grande fatigue. Pleins de questions traversèrent mon esprit. Pourquoi voulait-il absolument vendre cet objet et seulement celui-ci ? Pourquoi ne préférait-il pas se montrer ? Pourquoi ce mannequin en bois coûterai-t-il si peu ? Etrangement je ne savais pas quoi répondre au vieil homme. J’aurais pu dire « Désolé, ça ne m’intéresse pas » et rebrousser chemin. Mais cela aurait été mentir. Ce mannequin m’attirait. Encore aujourd’hui, je ne peux expliquer ce passage. En guise de réponse, j’ai tendu un billet de cinq euros, qui représentait mon argent de poche du mois. Le brocanteur poussa doucement le mannequin comme pour me dire « il est à toi ». J’ai saisi mon achat, je l’ai mis dans mon sac et je suis allé rejoindre ma tante qui n’avait pas constaté mon absence.
Une heure après, je suis rentré à l’appartement familial, et j’ai salué ma tante, qui vivait dans l’immeuble d’en face. J’ai foncé dans ma chambre, j’ai fermé la porte, et j’ai sorti le mannequin de mon sac.
Je lui ai trouvé une place sur mon bureau, par-dessus les devoirs de mathématiques… que je n’avais toujours pas commencé d’ailleurs. Comme beaucoup d’élèves, je n’aimais guère les exercices de maths, et ils avaient tendance à rester inachevés jusqu’à la dernière minute.
– Thibault ? appela ma mère depuis le salon. Viens ici s’il te plaît !
– J’arrive !
Une minute plus tard, je me pointai dans le salon.
– Tiens, dit ma mère en me tendant une enveloppe, tu as une lettre.
Je n’avais normalement jamais de lettre. Mes quelques amis avaient tous des portables ou des adresses mails, et cela aurait été un trop grand honneur que l’un d’entre eux daigne faire l’effort de sortir sa plume.
J’ouvris l’enveloppe. C’était un carton blanc. Les mots visibles dessus étaient d’une étrange provenance, et je n’aurais pu dire si c’était une écriture manuscrite ou une imitation numérique. C’était en tous cas une encre marron, semblable à celle d’un stylo plume de qualité.
La lettre disait :
« Cela fait tant de temps que j’attends ce moment.
Merci de m’avoir choisi. »
Les mots me firent frémirent un par un. Qu’est-ce que cela pouvait-être ? Un pote qui me faisait une mauvaise blague ? Un escroc qui se jouait de moi ? Pourtant, c’était évident : ça ne pouvait qu’être lié avec mon dernier achat. Je n’en fis guère part à ma mère qui d’ailleurs continuait à lire son propre courrier, et ne me prêtait aucune attention.
J’ai refermé la porte de ma chambre, et j’ai respiré un grand coup. Je jetai un œil peu rassuré vers le bureau, mais la poupée de bois n’avait pas bougé, évidemment. Je relus une seconde fois la lettre pour être bien sûr que je ne devenais pas fou. C’était bien ça.
Soudain, un nouvel élément vint sérieusement troubler encore mon état psychologique. Je voulu poser la lettre sur le bureau quand je m’aperçus d’une chose au demeurant impossible. Le mannequin n’avait pas bougé d’un centième, et pourtant : mes feuilles en dessous semblaient bien différentes. Tous les exercices de maths étaient faits. Bien proprement. La fenêtre était fermée, il n’y avait que moi et ma mère dans cet appartement. Qui étais-ce ?
Personne d’autre n’aurait pu écrire cela à part le nouveau venu qui siégeait impassiblement sur ma table. Un objet vivant ? Je croyais délirer. Le plus effrayant, c’est que c’était mon écriture qui était sur la feuille de maths. Comment aurais-je pu oublier ? Je détestais tant les maths que je n’aurais jamais pu les faire sans m’en rappeler ! Avais-je eu un malaise ? Ou était-ce ce pantin qui était maléfique ?
La vie la plus impossible se présentait à moi. Dès le lendemain, je fis à nouveau le test. Cette fois-ci je ne pouvais m’être évanoui, et je fis bien attention à chacun de mes faits et gestes… A nouveau, le sortilège se produisit : mes devoirs étaient faits, sans rature, sans erreur.
J’aurais pu jeter cet objet démonique tout de suite dans une poubelle de la rue, mais j’ai quand même attendu… six semaines. C’était trop de pouvoir pour s’en débarrasser immédiatement. Un objet qui fait vos devoirs à votre place, en un fragment de seconde, en imitant votre écriture : à 14 ans, cela relève du fantasme.
Pendant cette période, mes devoirs étaient faits, sans que je ne perde une seconde à travailler. Je n’ai jamais vu le mannequin en action, j’allais goûter et, à mon retour, je voyais le résultat. Je n’avais qu’à apprendre par moi-même les leçons et le tour était joué. Ma moyenne augmenta de trois points, et les professeurs, tout comme mes parents, n’en revenaient pas.
Et puis le jour vint où, dans un moment de prise de conscience, je me suis dit que ce n’était pas du jeu : pourquoi moi et pas les autres ? Pourquoi n’étais-je pas libre de rater quand je le voulais ? Pourquoi devais-je toujours tout réussir alors que ce n’était même pas moi, mais un objet magique qui agissait. Je réalisais que ce n’était ni d’être le cancre ou le meilleur élève qui intéressait. C’était la progression entre ce point A et ce point B. Cette évolution, je n’avais pu l’avoir, tant j’étais passé de l’un à l’autre en peu de temps.
Mais la vraie raison de cette soudaine remise en question, c’était mes camarades. Ils m’en voulaient d’avoir toujours des meilleurs résultats qu’eux depuis peu. Même la jeune fille pour qui j’éprouvais un sentiment particulier depuis plusieurs mois m’en voulait un peu de me distinguer et de la battre sur n’importe quel devoir fait à la maison. Elle disait que je trichais, et c’était vrai, je trichais.
Enfin, la possession même d’un objet magique m’effrayait, et je croyais le voir bouger dans mes rêves. S’il faisait ainsi mes devoirs, peut-être faisait-il autre chose sans que je ne m’en rende compte. Ça devenait une véritable obsession. Dans la cinquième et la sixième semaine, je ne parlais même plus à ma bande d’amis après les cours, et je restais dans mon bureau à regarder l’étrange personne en bois. Je n’osais plus retrouver tante Lucie pour les promenades du dimanche, de peur de revoir le brocanteur.
Alors un jour, j’ai décidé de me séparer définitivement du mannequin de bois. Je le mis dans mon sac à dos en partant au collège, et quand j’étais bien loin de chez moi, je l’ai jeté dans une poubelle de recyclable. C’était mercredi, jour du passage des bennes à ordure pour le recyclable, et je pouvais être certain que le mannequin serait au fin fond d’une décharge d’ici quelques heures. Je me senti enfin tranquille, libéré. J’avais l’impression de m’être débarrassé d’un lourd fardeau. La fin de semaine s’écoula et je pu reprendre quelques discutions avec mes amis. Evidemment je me suis fait jurer de ne parler de cette singularité à personne. C’était une bonne chose finalement, la mauvaise expérience était passée tel un étrange rêve. Cette page de ma vie était tournée.
Le samedi, je voulu procéder à une grasse matinée, comme je le faisais naturellement à chaque début de week-end. Pourtant ce jour-là, mon réveil sonna. « Une erreur de ma part ? » pensais-je énervé en me disant que ce maudit réveil aurait pu me laisser tranquille au moins ce matin-là. Mais un rayon de soleil et le bruit des voitures me firent perdre le royaume des rêves pour venir secouer ma conscience dans le monde réel. Ainsi mieux réveillé, j’ai pensé qu’il était impossible que je me sois trompé, le réveil étant programmé à l’avance. Et je n’ai jamais eu d’erreur jusque-là. Le réveil sonnait de plus en plus fort. J’avais l’impression qu’il allait réveiller toute la famille, et je sentais venir les reproches qui allaient suivre. Il fallait impérativement que je me lève et que j’aille l’arrêter. J’étais allongé sur le flanc. Le son fracassait presque à présent mes oreilles. J’ouvris les yeux, d’un coup. Il me fallut un petit temps pour réaliser. J’ouvris alors très grand les yeux, effrayé ! A côté de mon oreiller, comme méditant inlassablement et me fixant du regard, était assis en tailleur le mannequin de bois.
Barthélemy Thumerelle, 23 mars 2013
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